L’héraldique est un exercice de funambule entre la tradition graphique du média et le renouveau d’un format parfois un rien poussiéreux.
Qui est Dimitri Prica en quelques mots ?
Après un intérêt de jeunesse pour l’infographie, je me suis tourné vers la recherche en science cognitive, étant fasciné par la capacité humaine à créer le langage. Pas un langage en particulier, mais le langage comme objet, comme véhicule et peut-être support de la pensée, comme une chose vivante qui éclot parmi toutes nos communautés. Cela implique une formation pluridisciplinaire, demandant des connaissances en linguistique et psychologie bien sûr, mais aussi des fondations solides en philo et en informatique. J’ai ensuite choisi de m’orienter plus vers la neuroscience (du langage, toujours), tout en essayant de ne pas exagérer le rôle que joue le cerveau dans l’acquisition et la manipulation du langage au détriment d’autres facteurs.
Comment es-tu arrivé à l’héraldique ?
Ma passion pour l’art héraldique s’enracine dans mes fascinations de gosse, qui de chevaliers et dragons, ainsi que dans un goût prononcé pour l’Art Nouveau et le Gothique, autant dans l’architecture, que la mode vestimentaire, ou bien les posters et autres impressions. Trouvant d’évidents échos de ces esthétiques dans la période Meiji du Japon, je n’ai pas tardé à m’abreuver d’Ukiyo-e et de me pencher sur la science des Monshō qui – paradoxalement – m’a ramené vers mes passions de jeunesses pour le blasonnement et l’art graphique. Après m’être re-familiarisé avec le monde du vectoriel, j’ai été frappé par la fièvre des collecteurs héraldiques des temps modernes : un brûlant désir de découvrir le plus de styles possibles où peuvent s’exprimer les armoiries. J’ai consommé compulsivement les collections d’œuvres héraldiques d’artistes aux styles éclectiques à souhaits, tels que Daniel De Bruin, Sivane Saray, ou Otto Hupp, pour ne citer qu’eux (je me fais vraiment violence pour ne pas continuer).
Comment s’est développé ton style graphique que Sivane Saray qualifiait sur Instagram de « puissant original, créatif, et poétique » et d’ailleurs comment le caractériserais-tu ?
Sans pouvoir me justifier des éloges par trop abondantes de M. Saray, j’ai commencé à définir le style qui me caractérise en cherchant l’atypique. Lorsque cimier il y a, on le trouve presque invariablement trônant sur un heaume, lui-même couronnant l’écu. Le tout forme une composition verticale qui est souvent très élégante, encadrée par les volutes du lambrequin. Cependant, il m’a toujours semblé que l’exploration d’autres compositions à deux (si l’on compte le heaume et le cimier ensemble) ou trois éléments serait tout aussi intéressante, et apporterait un peu de fraîcheur à cet art si codifié, sans pour autant en abroger les règles entièrement. C’est un exercice de funambule entre la tradition graphique du média et le renouveau d’un format parfois un rien poussiéreux. Je ne prétends en rien être à la pointe extrême de ceux qui repoussent sans cesse les limites de l’art héraldique pour y inclure toujours plus d’interprétations captivantes et étonnantes (tel que l’éclatement complet des éléments susnommés, la réinterprétation d’un blason en tableau humoristique, ou sa traduction en courtepointe…) Je me concentre sur la production de quelque chose qui me paraît neuf, et si possible dynamique ! Je me suis découvert une sorte de manie pour les cases, leur absence, la suggestion d’une case de quelque forme ou d’autre, quand les respecter et quand leur faire effrontément exception… C’est ainsi qu’est né le style que j’appelle encore affectueusement « skware » (en privé). J’ai emprunté les traits lourds d’un autre artiste (Fennomanic) qui sait pourtant y faire faire apparaître une multitude de détails, ce qui a un peu centré mes efforts pendant que je développais ma propre « patte ».
Tu es d’origine bosniaque, né en France, éduqué en Espagne (Catalogne pour être précis) et vis au Canada : comment ce melting pot culturel influence ta perception de l’héraldique ?
Ma perception de l’héraldique est autant influencée par mon parcours géographique que beaucoup d’autres aspects de ma vie : j’ai le privilège de pouvoir admirer une foultitude d’esthétiques venus de cultures différentes. Je me laisse bercer par ce qui me touche, et surtout je cherche le contexte approprié pour laisser ces influences faire surface, en essayant de me prévenir de la simple copie ou de l’exploitation pure et simple.
Tu es aussi un membre actif du Discord Roll of Arms. Peux-tu présenter cette communauté en quelques mots ?
Le serveur Discord d’héraldique et son réseau (roll-of-arms.com, Encyclopedia Heraldica, etc.) a joué – et continue à jouer – un rôle capital dans mon développement en tant qu’artiste héraldique. D’une part en fournissant moultes ressources à ses nouveaux membres, surtout s’ils sont curieux, mais aussi en tant que moteur : la communauté qui s’y retrouve est pleine d’enthousiasme, d’encouragements, et de nouvelles idées captivantes. Sa hiérarchie très informelle permet une luxuriante culture de projets communs… dont la seule limite est la désorganisation naturelle d’une telle communauté. Lorsqu’un membre se dédie à un projet cependant, celui-ci peut être assuré de l’assistance et du bon-vouloir de la communauté.
C’est ainsi que, partant d’un projet mené par l’artiste finlandais Loggail, qui a donné de son temps pendant plus de trois ans pour dessiner les armoiries de tous les membres de la communauté, l’édition de l’Aspilogia Discordiae a commencé. Après avoir obtenu le consentement des membres qui figurent dans la publication, une petite équipe de volontaires ont compilé les blasons à l’écrit (en anglais) qui correspondent aux armoiries en question, puis relu cette compilation, contribué à écrire une introduction au projet, et réalisé une carte du monde localisant grossièrement dans le monde les membres qui le souhaitaient. Pour parachever le tout, trois artistes professionnels connexes à la communauté ont contribué leur dessin des armoiries de Loggail en gage de notre gratitude collective.
Certaines de tes créations ont été utilisées pour enregistrer des armoiries au Canada, tu es recensé dans des liste d’artistes établis (comme dans celle de la Royal Heraldry Society of Canada Toronto Branch) mais tu restes proche des jeunes graphistes actifs sur Discord. Comment te situe tu dans l’univers des graphistes héraldistes ?
Comment je me situe dans l’univers des graphistes héraldistes ? Dans la continuation d’une communauté. Il existe dans le serveur mentionné ci-haut une culture de l’échange : « je dessine tes armes, tu dessines les miennes ». Cela permet à ceux avec un budget minime d’étoffer leur collection, et surtout de s’exercer tout en apprenant à connaître les membres de la communauté. Mon immense bonne fortune fut d’attraper le grand artiste Suédois Björn Fridén pendant une période de temps libre (et de magnanimité) durant laquelle il pouvait se permettre la frivolité d’un échange avec moi, malgré mon manque d’expérience. Sa bienveillance et ses conseils m’ont galvanisé et m’ont permis de produire un meilleur travail que ce dont je me savais capable. C’est cette lancée, ainsi que ses encouragements ponctuels qui m’ont poussé à aller de l’avant, et je lui suis grandement redevable.
Ayant bénéficié de son égide, je me sens responsable de perpétuer le cycle et de faire preuve de la même bienveillance envers les membres qui m’approchent aujourd’hui.
Aujourd’hui, combien de temps consacres tu à des commandes ? Et d’ailleurs, comment les susdits commanditaires te trouvent-il et quels sont leur profil ?
Je consacre pas mal de temps aux commandes ces temps-ci. En 2023 j’ai même pensé m’y atteler à plein temps… sans rencontrer un étincelant succès… Je cherche depuis l’équilibre entre volume de commandes, inspiration, et responsabilités. Quant à comment mes commanditaires me trouvent, il me semble que cela passe encore en priorité par Discord et Instagram, bien que Facebook soit aussi vecteur de notoriété. Presque tous passent par mon site (dprica.com) et beaucoup finissent par m’écrire par e-mail. Le profil type d’un commanditaire, selon mon expérience, est un homme européen ou nord-américain, souvent féru d’histoire et bien sûr d’héraldique. Je suis heureux d’être contacté aussi par des gens venus d’autres cultures qui s’intéressent à l’héraldique et y trouvent parfois moyen de s’exprimer au travers de symboles !
Propos recueillis en avril 2024
Illustrations tirées du site de Dimitri ou de sa page Instagram.
Explication du blason personnel de Dimitri
Pour ce qui est de mes propres armoiries, j’en ai fait l’adoption en mai 2019, et je dois avouer le manque total d’originalité de l’écu, qui reprend de près le design moderne de mon Alsace natale. J’ai fait la substitution du champ de gueules par un de sinople, et changé l’une des cotices de fleurdelysée à érablée… parce-que je vis au Canada depuis plus de 12 ans. Ce ne sont pas des choix que je recommande de nos jours à ceux qui veulent concevoir leurs propres armoiries. Cependant, j’ai appris à réinterpréter ces éléments en une symbolique qui me plaît encore : la bande est dynamique, ne se limitant ni à la verticale, li à l’horizontale ; les cotices introduisent des détails qui font leur effet de loin et invitent cependant un regard de plus près, et leur asymétrie a un petit côté wabisabi. Les briquets quant à eux, sont là pour représenter la science : un processus long, ardu et participatif qui n’avance pas comme un incendie, mais plutôt étincelle par étincelle. Pour finir par le cimier, j’aurais très bien pu choisir une gargouille (rappelez-vous de ma passion pour le Gothique) si je n’habitais pas alors au japon. Je suis néanmoins ravi de ce choix à postériori, non seulement par la multitude d’interprétations qui ont été faites de ma carpe-tigre, mais aussi par l’écho que je trouve dans cette créature au corps de poisson et à la tête draconique au conte japonais du Koi no Takinobori.